“ما رأت زينة وما لم تر” .. حين كانت بيروت تستغيث
par CLÉMENCE BOULOUQUE
Tiré du Figaro Livres
DANS un Moyen-Orient passablement emmêlé, les personnages de Rachid El-Daïf dévident leurs pelotes de vie, mais s’empressent d’y faire des noeuds de leur cru. Cru, précisément, est aussi le ton du romancier. Radiographie de moeurs lestes dans un Liban perdu entre toutes ses identités, Fais-voir tes jambes, Leïla est un croche-pied pour pudibonds. Dans son précédent livre, Qu’elle aille au diable Meryl Streep, la télévision était l’objet de délires drolatiques du héros de Rachid El-Daïf. Ici, c’est une voiture, qui rend fou. Ainsi que quelques petites lubies à caractère sexuel et allègrement obsessionnel. Avec son sixième titre traduit en français, l’auteur époussette, sur le mode déjanté, le thème bien visité de la rencontre entre l’Orient et la modernité ainsi que celui de la confrontation entre hommes et femmes dans le monde arabe, ces pugilats étouffés en alcôves. C’est aussi le divan, et pour quelques séances freudiennes, que mériteraient bien les personnages de cette famille beyrouthine.
Une légèreté en trompe-l’oeilEn effet, le narrateur ne supporte pas l’idée que son père épouse une femme plus jeune que lui ; ledit père, 65 ans, veuf, a décidé de convoler à nouveau pour combler sa solitude annoncée, puisque sa fille, elle aussi, se marie et quitte le domicile paternel. Pour contrarier ses plans matrimoniaux, qui pourraient dilapider son héritage, le fils est prêt à tout, même à offrir régulièrement sa propre petite amie, Leïla, à son père libidineux. Allongé sur son lit d’hôpital, le narrateur recolle ces épisodes et tente de retrouver ses esprits, un peu embrumés après un accident de voiture dont il pressentait pourtant l’imminence. Il ne s’est pas défait à temps du véhicule revendu par Haric, un ami expert en trafics variés qui, dans l’après 11 Septembre, s’est spécialisé dans le choc des cylindrées. Car, en somme, pour cet homme qui croit diriger son monde mais n’y fait que gesticuler, les voitures, les femmes et le monde entier sont piégés. Une telle légèreté en trompe-l’oeil tranche avec un roman arabe contemporain, souvent parcouru d’un sous-texte politique et imprégné de l’esprit de sérieux, à l’image de tout ce courant de la littérature dite de prison.
En s’en évadant, le romancier s’inscrit plutôt dans la lignée de l’auteur palestinien Émile Habibi avec ses Aventures extraordinaires de Saïd le Peptimiste – un de ces candides qui, ne sachant se décider entre optimisme et pessimisme, choisissent le rire. Ou même dans un héritage plus ancien encore : à la période omeyyade, la poésie de la hija, de la confrontation entre hommes, portait l’audace satirique aux limites de l’injure. Et si, dans un apparent cavalier seul, le professeur de littérature arabe qu’est Rachid El-Daïf retournait là aux sources méconnues ou délibérément ignorées de cette culture ? La lascivité souriante en est aussi, au-delà des clichés orientalisants, un puissant affluent.
Fais voir tes jambes, Leïla de Rachid El-Daïf – traduit de l’arabe (Liban) par Yves Gonzales-Quijano – Actes Sud, 160 p., 19 €.
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