12 novembre 2007, par Jasmina Najjar, du site iLoubnan.info
Bienvenue dans le monde de Rachid al Daif. Entrer dans ce domaine est ambitieux mais particulièrement gratifiant. Rachid al Daif est né en 1945, dans la ville de Zgharta au nord du Liban. Bien qu’il ait commencé à écrire à l’âge de 20 ans, il ne se concentre sur cette activité qu’à partir de 1979, après une expérience de mort imminente vécue lors de l’explosion d’une voiture piégée. Ecrire s’est présenté à lui comme le meilleur exutoire pour lui permettre d’exprimer et découvrir son identité qui avait été brisée. Aujourd’hui, il est l’auteur de onze romans, trois recueils de poésie (réimprimés en un seul volume pour le Salon du livre arabe 2007), et un court recueil d’histoires. Son dernier roman Maabad Yanjah fi Baghdad ou ‘Maabad Makes It In Baghdad’ (2005) est tiré d’un vieux livre de Abul-Farag Al-Asfahani, intitulé « The songs » (« Les chansons »), qui court sur 25 volumes et deux index sur les chanteurs et poètes à Baghdad au temps de Haroun El Rashid. Adopter le contexte d’une époque passée ne correspond cependant pas à ce qu’on connaît de Al Daif : notre monde contemporain et ses préoccupations constituent sa toile de fond habituelle, et son terrain d’exploration.
Professeur à l’université à l’Université libanaise, le Dr Al Daif est aussi un auteur de best seller au Liban, très populaire dans l’ensemble du monde arabe. Mais son champ d’action ne se limite pas là. Il attire l’attention du monde entier et est acclamé au niveau international. Ses œuvres ont été traduites en huit langues différentes en Europe (Anglais, Français, Allemand, Suédois, Hollandais, Espagnol, Italien, et Polonais), et même en Japonais.
Des œuvres adaptées au théâtre et au cinéma
La traduction en Anglais par Paula Haydar, This Side of Innocence (1997), a reçu l’Award d’argent du magazine « Foreword », qui récompense les meilleurs travaux de fiction dans le domaine de la traduction. Foreword est spécialisé dans les livres qu’on peut qualifier d’« agitateurs de pensées », publiés par des éditeurs indépendants. D’autres travaux de Al Daif ont été traduits en Anglais : Dear Mr. Kawabata (1995) par Paul Starkey en 1999 et Passage to Dusk (1986) par Nirvana Tanoukhi en 2001 ; Learning English en mai 2007. La plus récente publication diffusée en Français est Fais-voir tes jambes Leila (Forget About The Car/Watch Your Legs Leila) en Septembre 2006. Ce roman est actuellement évoqué dans le cadre des Belles étrangères 2007, manifestation littéraire organisée par la France et à laquelle Rachid al Daif est invité en tant qu’auteur libanais (lire l’article consacré aux Belles étrangères sur iloubnan ).
La force de certains romans de Al Daif a même entraîné leur adaptation au cinéma et au théâtre. Passage to Dusk a fait l’objet d’un film du réalisateur Suisse Simon Edelstein. Le premier roman de Al Daif, The Obstinate, a été adapté par le libanais Bahij Hojeij, qui a travaillé sur la lecture de ce roman pendant dix ans, ajoutant des aspects d’autres romans de Al Daif (comme le personnage de Abu Ali, le superintendant de Passage to Dusk). Elie Karam a fait de « Au diable Meryl Streep » une pièce de théâtre humoristique qui a charmé le public libanais. En mai 2008, cette pièce devrait faire de nouveaux adeptes en étant jouée au Rond point des Champs Elysées à Paris.
Le public n’est pas le seul a être tombé sous le charme de Al Daif : les universitaires aussi. Plusieurs docteurs en Lettres en Amérique, France et Angleterre ont écrit sur ses œuvres, en plus d’une série d’essais publiés dans des journaux spécialisés.
La littérature arabe a un vrai potentiel
Quand on rencontre Al Daif, on découvre un homme modeste d’une grande subtilité. Et quand on lui demande ce qu’il pense des traductions de ses livres, il répond : « je ne sais pas, car chaque livre a une vie qui lui est propre ; son existence, son parcours, sont imprévisibles ». Et quand on l’interroge sur les romans qu’il préfère, il répond qu’il n’a « pas de préférence, j’espère juste que les gens liront mes œuvres. Je pense que la littérature est un plaisir et pas seulement un divertissement pour passer le temps. Cela doit être profond, tout en permettant à l’ignorant comme à l’éduqué d’y trouver quelque chose qui leur corresponde ». Sur la littérature arabe en générale que le monde occidental commence à accueillir, il explique que « sa place dans le monde se fait petit à petit, et s’accélère de plus en plus. Sa visibilité est plus forte qu’avant, même si n’est pas aussi forte qu’on lui souhaiterait, en raison de certaines « résistances », dues aux stéréotypes, à l’ignorance et au fait que nous sommes bien loin des préoccupations des occidentaux. Peut-être que la littérature arabe ne répond pas aux besoins et aux attentes des lecteurs occidentaux, même si je n’aime pas mettre l’ensemble de l’ouest dans la même catégorie car chaque pays est spécifique. Mais malgré tout ça, il y a un vrai potentiel ».
Une œuvre inclassable
Il est illusoire de chercher à faire entrer l’œuvre de Al Daif dans une classification. Il s’agit d’une voix unique, fusionnant les traditions littéraires arabes et occidentales, combinant plusieurs tendances d’écriture contemporaines pour créer sa propre vision d’un monde chaotique submergé par des individus aux identités fragmentées. Une voix excentrique, névrosée, criant dans les étendues sauvages, troublant les lignes du temps, pour dépeindre les peurs de la psyché humaine. Ses romans sont des monologues intérieurs presque dénués d’intrigue, mettant en lumière la dominance de la subjectivité, et écrits dans un style non traditionnel. Il cherche des réponses introuvables (et probablement inexistantes), de nouveaux outils pour décrire ce monde en rupture, et de nouveaux critères sur lesquels bâtir une définition de l’identité unifiée.
Al Daif utilise la guerre civile libanaise comme un instrument pour découvrir la nature humaine et l’identité. Il évoque également la manière dont les média occidentaux voient les Libanais, en admettant les stéréotypes et la rupture entre « eux et nous », « nous et les autres ». Il va plus loin, transforme l’autre en notre voisin, et même « nous-mêmes » : ce « nous-mêmes » qui est notre ennemi, qui nous piège sans possibilité de s’échapper, faisant du suicide l’issue la plus douce face à la douleur, la désillusion et l’incohérence.
Un monde chaotique
Chez Al Daif, les narrateurs s’appellent souvent Rachid, mais ses œuvres ne sont pas pour autant autobiographiques. Ses ouvrages sont un puissant cocktail de sa vie et de celles des autres, mixées avec des fantasmes dérangeants et des cauchemars. Chaque narrateur explore la conscience d’une nation via la recherche de sa propre identité et sa représentation du Je collectif, qui englobe la victime, l’oppresseur, le coupable et l’innocent, le kidnappeur et le kidnappé, le démon inné dans l’homme et l’ennemi obscur. Al Daif capture l’expérience contemporaine libanaise. Dans son monde, les questions de victimisation, oppression, culpabilité, innocence, vérité et identité sont comme la roulette russe, des dilemmes complexes, à haut risque. La tension qui imprègne ce monde fait le même effet que de ne pas savoir si quelqu’un va ou non appuyer sur la gâchette.
Les protagonistes principaux luttent avec le monde chaotique qui les entoure, essaient fébrilement de le comprendre et de retrouver un certain contrôle mais cela leur est impossible. Chacun est blessé et rendu impuissant par les traumatismes de la guerre civile au Liban, l’agitation politique et ce qui va avec. Les répercussions de tout cela torturent la psyché du narrateur. L’agitation ne fait que commencer. Les turbulences sont à peine ensevelies, le silence glaçant et l’agitation furtivement perceptible dans l’ombre.
Actuellement, Al Daif travaille sur un nouveau roman. Qui sait les voyages que ce nouvel ouvrage proposera ? Un itinéraire à travers la pensée ? A travers la désillusion ? La critique subtile ? L’humour ou les fantasmes cauchemardesques ? Il va nous falloir attendre. Pendant ce temps, on peut toujours faire un tour sur le site web de Al Daif : 127.0.0.1… Et dans les librairies. Mais attention, une fois entré dans son univers, il n’y a pas de retour possible : l’expérience entraîne une forte dépendance et des effets secondaires permanents.