Dans la cité des Mille et Une Nuits, un poète amoureux tombe en pleine guerre civile entre les deux fils du calife.
Le sort d’esclave n’a certes jamais été enviable, mais les esclaves noirs en Arabie à l’époque d’Harun Al Rachid cumulaient, si on peut dire, les handicaps. Sauf si, comme Ma’bad Ibn Rabah, ils font partie des élus. Ma’bad est le fils de Rabah, esclave noir du Hedjaz, au centre de ce qui est aujourd’hui l’Arabie saoudite. Rabah, qui a été affranchi grâce à ses dons poétiques, ne veut pas entendre parler de la vocation de chanteur de son fils. La poésie est un genre respectable, mais la chanson, même la plus raffinée, est affaire de gens de peu.
Ainsi débute le dernier roman de Rachid El Daïf, qui abandonne un moment la chronique satirique et douce-amère du Beyrouth contemporain. L’auteur de Qu’elle aille au diable, Meryl Streep ! quitte notre époque pour l’âge d’or du califat abbasside, au temps des Contes des mille et une nuits. Nous suivons ainsi les aventures de Ma’bad, possédé par le démon de la chanson. Plus encore que son poète de père, il est en proie à une passion qui le conduit d’Arabie à Bagdad, le centre du monde arabe, qui aimante tous ceux qui veulent réussir par leur talent. Le jeune homme prend la route avec une référence, le Majnun, le Fou de Layla, le poète mort d’amour. Arrivé à la capitale, il tombe en plein dans la guerre qui oppose les deux fils d’Harun Al Rachid, Al-Amin et Al-Mamun. Être poète et chanteur est une activité enviable, mais dangereuse.
Rachid El Daïf se délecte dans ces aventures, où l’on retrouve la veine des grands récits de l’époque. Mais il y transpose, non sans malice, les thèmes de notre temps. Le rôle de l’écrivain, évidemment, célébré jusqu’à l’excès, quand de jeunes nobles viennent chaque année s’évanouir sur la tombe d’un poète. Ou bien relégué au rang de domestique. Les questions politiques contemporaines transparaissent dans cette région ensanglantée du monde. Mais c’est dans le rôle donné aux femmes, beaux personnages libres, volontaires et sensuels, qu’on retrouve la veine érotique de l’auteur de Fais voir tes jambes, Leïla. Rachid El Daïf ne se prive pas de faire de l’âge d’or de la civilisation musulmane un temps d’épanouissement et de plaisir, au moment même où d’aucuns tournent le dos à cette tradition au nom de la plus restrictive des interprétations.
Le Musicien et le Calife de Bagdad assume ainsi, avec bonheur, une intention évidente qui n’alourdit pas le plaisir de lire ces pages érudites et jouissives.
Alain Nicolas
Le musicien et le calife de Bagdad de Rachid El Daïf. Éditions Actes Sud. 268 pages 20 euros.