Intervention prononcée lors des 2èmes Assies internationales du romain, organisées par La Villa Gillet et Le Monde. Publiée dans les Actes des Assises, aux éditions Christian Bourgeois
Je ne me lasserai pas de répéter que le lit est le lieu où se confrontent, souvent violement, l’Occident moderne et l’Orient « traditionnel.
Par « lit » j’entends les mœurs et les valeurs morales.
Les effets du choc de la modernité provoqué par la conquête d’Egypte par Napoléon Bonaparte, continuent toujours de se propager et de s’approfondir dans le monde arabe. Ces effets ont fait qu’une dialectique de fascination et de répulsion se soie installée chez les arabes envers l’Occident.
L’Occident est depuis, le modèle à suivre et le danger à éviter. Il continue de séduire et de faire peur.
L’Occident est en nous. Il n’est pas l’Autre comme certains veulent nous faire croire. La majorité écrasante des arabes ne font pas la distinction, en ce qui concerne beaucoup de nos valeurs et de nos pratiques et attitudes, entre ce qui vient de l’Occident et ce qui vient de chez nous. Nous sommes ainsi dans la modernité mais à notre façon. Il n’existe pas une seule modernité mais plusieurs.
Certaines des valeurs occidentales sont admises explicitement par tous, tandis que d’autres qui relèvent surtout du domaine des mœurs, entendues dans le sens de la conduite morale, sont au contraire rejetées explicitement par presque tous. Mais même là, nous sommes dans une modernité spécifique à nous qui consiste à avoir des pratiques très différentes de nos discours dans le domaine des mœurs.
Mais cette différence n’est pas due à une quelconque hypocrisie comme quelques uns prétendent hâtivement, mais à une confrontation souvent dure entre les valeurs modernes et les valeurs traditionnelles au fin fond de chacun de nous. C’est une confrontation qui cause des déchirures et provoque des souffrances.
C’est cela entre autres, qui me permet de prétendre que les personnages de mes romans ressemblent à beaucoup de mes compatriotes, je dirais même à la majorité.
Cette différence entre le dit et le pratiqué est dû, comme je le pense, au fait que la femme elle-même a profondément changé. Les femmes arabes sont de plus en plus présentes partout dans tous les domaines, à cause d’une évolution globale des sociétés arabes, de leur propre lutte et du fait qu’elles sont très sensibles aux acquis des femmes européennes et américaines. Les femmes arabes sont très attentives aux changements qui touchent la situation des femmes occidentales.
L’image qu’on a de la femme arabe, chez nous dans les pays arabes et dans les pays occidentaux, devrait absolument être remise en question. Je veux dire l’image de la femme soumise et acculée au mutisme.
Je dirais même que l’expansion du voile dans les dernières trois décennies n’est pas nécessairement un signe de refus de la modernité dans le domaine des mœurs. Elle est peut être due au trop de modernité en un temps trop court. Ceci en tout cas est un phénomène très complexe.
Mes personnages féminins ne sont pas du tout soumis, ils jouissent par contre d’une liberté surprenante en un sens. Mais je suis en même temps persuadé qu’ils ressemblent à des millions de leurs compatriotes des femmes arabes.
Dans mon roman Learning English, la mère a peut-être été enceinte de son amant quelques jours avant son mariage et non pas de son mari.
Dans « Qu’elle aille au diable Meryl Strip » la jeune femme a son expérience d’avant le mariage, elle a aussi sa propre vision du monde et sa propre rhétorique. Elle compare le soleil très rouge au moment de sa disparition derrière l’horizon à la tête du sexe masculin bandé. Le jeune époux était choqué, mais que peut-il faire ?
Dans « Fais voir tes jambes Leila » Rachid, pour empêcher son père de se remarier après la mort de sa mère, a voulu convaincre son très jeune amie de coucher avec lui en espérant ainsi satisfaire ses besoins sexuels qui l’incitent probablement au mariage. La jeune amie accepte car elle espérait acheter à bas prix la voiture que son amant veut vendre.
Les hommes dans le monde arabe refusent d’admettre que les femmes sont différentes de l’image qu’ils ont d’elles, et les occidentaux ne font pas l’effort pour remettre leurs clichés en question.
J’aimerais signaler ici que le nombre de jeunes étudiantes qui font de la psychologie ou de la sociologie ou de la littérature, arabe française ou anglaise, est beaucoup plus important que le nombre de jeunes étudiants. Ces jeunes étudiantes sont bientôt la masse de l’intelligentsia libanaise et arabe.
Je voudrais signaler aussi que beaucoup d’intéressés, critiques ou lecteurs, reprochent à ce genre de romans qui touche aux mœurs d’être soumis à l’influence de l’occident et prétendent que c’est étranger à notre tradition littéraire. Cette prétention est tout simplement totalement fausse.
Dans la tradition arabe il faut distinguer deux périodes, celle de l’âge d’or de la littérature arabe c’est à dire du début de l’Islam jusqu’à la fin de l’empire abbasside, et celle de ce qui est convenu d’appeler la Nahda, Renaissance qui date de la conquête d’Egypte.
Pendant la première période la littérature arabe jouissait d’une liberté totale dans le domaine des mœurs. Tout y était dit. Dans la poésie comme dans la prose. La poésie d’amour était très répandue et très épanouie. La littérature de l’amour des garçons. Il suffit de rappeler à cet égard les Mille et Une Nuits et un livre du grand écrivain du 9ème siècle Jahiz sur la différence entre les jeunes garçons et les femmes esclaves.
C’est dans la période de la renaissance que la « pudeur » est devenue de rigueur et que la littérature devait traiter des problèmes « sérieux » ou « politically correct ». La littérature étant devenue en principe à la portée de tout le monde du fait de l’apparition de l’imprimerie et de l’alphabétisation.
Mais les choses changent. Un courant romanesque de plus en plus important traite des problèmes des mœurs sans tenir compte des exigences de la « pudeur ».
Un dernier mot : j’invite tous ceux qui m’écoutent à ne pas tenir compte de ce que je viens de dire en lisant mes romans, je les invite à les lire en tant que romans car ils parlent de cas précis et de cas particuliers sans aucune prétention à la représentativité, ni à l’enseignement d’ailleurs.
Et puis j’aimerai vous faire cette confidence : en écrivant un roman je ne pense qu’aux problèmes intérieurs à ce roman. Aux problèmes techniques de structure d’harmonie de style etc. et une fois le travail est terminé et le roman est fait je me dis : et maintenant qu’est ce que je vais en dire ! Et je me mets ainsi a tisser le discours que je trouve bien qu’il l’accompagne.