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Conférence prononcée au Nations-Unies à Genève, le 10 septembre 2001, dans le cadre de l’année des Nations unies pour le dialogue des civilisations
Mesdames et Messieurs,
Mes propos ne viseront pas à prouver quoi que ce soit ou à analyser quoi que ce soit ; je n’avancerai rien qui puisse servir de prémisse débouchant, au terme d’un raisonnement déductif conduit de manière logique et conséquente, sur une conclusion quelconque.
Je ne chercherai pas à vous convaincre ou à vous séduire.
Je chercherai à relater des sentiments sur lesquels j’ai longuement réfléchi, à exprimer des idées que j’ai profondément éprouvées, à exposer des états que j’ai vécus et qui demeurent comme inscrits au fond de moi-même.
Il se peut toutefois, en dépit de mes efforts pour me faire cohérent – et pour moi ce ne fut pas chose facile –, que vous trouviez quand même aberrant et contradictoire le rendu de mes sentiments, de mes idées ou de mes états.
Quand, en 1989, j’ai été pour la première fois à New-York, je m’attendais à y rencontrer mon père. Cette impression était si forte que j’ai passé ma première journée à Broadway où j’étais alors, à dévisager les passants m’attendant à tomber sur lui, qui tardait à m’apparaître.
Je n’étais pas sans savoir que mon père était mort depuis 23 ans, qu’il était enterré au Liban, qu’il n’avait jamais quitté le village ne s’en éloignant jamais que pour quelques heures. C’est mon oncle paternel qui est mort à New-York. Il a émigré, jeune, aux débuts du XXe siècle, vers Porto Rico où l’avait devancé son aîné. Il a gagné, par la suite, New-York où il s’est installé et y a vécu le restant de sa vie. A sa mort, on lui a fait des funérailles au village, et, comme d’habitude, beaucoup de gens sont venus présenter leurs condoléances.
En voiture, sur la route qui mène de Los Angeles à Las Vegas, je dis à mon frère qui conduisait : je me sens comme si j’étais au village. C’est comme si je revivais une vie antérieure. Je lui ai demandé de s’arrêter car j’étais sur le point de perdre la tête.
J’avais l’impression que j’avais vu le jour au milieu de ces plateaux, que c’est là que j’avais grandi, moi qui n’avais jamais connu ce « là » auparavant. Et cette impression était si forte que j’en perdais la tête.
Je me suis alors beaucoup interrogé sur ce qu’est une terre natale, allant jusqu’à me demander si Zghorta, dans le Nord du Liban où j’étais né, était vraiment mon village natal !
Jeune, j’adorais le cinéma. C’était d’ailleurs la seule chose qui pouvait m’empêcher d’aller à l’école. Les westerns que je voyais alors et qui se passaient au milieu de ces plateaux, me subjuguaient. Il m’arrivait souvent d’inviter leurs héros. Je m’excusais auprès d’eux de la modestie de mon chez moi. La langue ne constituait pas un obstacle car je ne leur parlais ni en Anglais, leur langue, ni en Arabe, la mienne. On cherchait, mes amis et moi, à les imiter. On refaisait ce qu’ils faisaient dans leurs films. Il nous restait néanmoins comme un goût de frustration parce que nous ne trouvions pas de filles avec lesquelles recommencer les mêmes scènes, notamment les scènes où ils s’embrassaient.
Je ne pense pas que la terre natale se réduise au lieu où l’on naît et grandit. Je ne pense pas non plus que la nostalgie qu’on lui garde s’attache à un lieu déterminé. La terre natale devrait s’entendre également, pour ne pas dire primordialement, comme un « lieu culturel ».
Certains assurent que la modernité de l’Occident s’est offerte à nous, les Arabes, comme partout ailleurs dans le tiers-monde, comme un « spectacle ».
J’aime ce propos ! Je suis même intimement convaincu qu’il est vrai tant les preuves se sont accumulées autour de moi.
Mais c’est un « spectacle » qui nous a trop profondément affectés. S’il est vrai que la modernité est fille de l’Occident et si, pour cette raison, elle en a fait ce qu’elle en a fait, elle a provoqué dans nos contrées une véritable commotion, quand bien même elle serait un « spectacle ».
« Vous devez boire chaque matin à votre petit-déjeuner, comme en Occident, du café au lait, nous assénait l’instituteur. A leur lever, là-bas les gens prennent, avant de vaquer à leur travail, du café au lait allongé de tartines beurrées à la confiture. Car le lait, ajoutait-il, est un aliment complet, le café, un tonique et le pain contient les calories nécessaires. A l’entendre, je dissimulais ma tristesse et ravalais ma honte. On ne petit-déjeunait pas comme ça à la maison, et j’aimais bien comme l’on petit-déjeunait : des restes de ce que ma mère avait cuisiné la veille, ou bien me tailler une tartine de pain pour la recouvrir de thym à l’huile d’olive. C’est ainsi que j’aime accueillir le jour. Mais le progrès a ses exigences et il nous fallait nous y plier fût-ce aux détriments de notre être profond.
On ne peut douter du fait qu’il est de la nature de la « modernité de l’Occident » de transformer toutes les couches natales en une seule et unique couche, tout comme il est dans sa vocation de précipiter cette transformation. C’est bien pour cela que j’ai plutôt tendance à croire que, de nos jours, toute nostalgie de la terre natale correspond en un certain sens au refus d’être né dans cette même couche ou à l’impossibilité de s’y adapter. Et quand je dis « toute nostalgie » j’entends par là tout désir d’un retour à ses racines, ses origines ou ses sources. En ce sens, tout fondamentalisme, qu’il soit religieux ou pas, prendrait fond sur la nostalgie d’une certaine terre natale, de nature culturelle sans doute, il serait donc le refus de la terre natale effective qui se confond avec cette couche qu’unifie la modernité, ou une impossibilité originelle de s’y adapter.
La modernité occidentale était un choix inévitable. Cela a été, toutefois, un choix difficile, violent, qui a fait couler beaucoup de sang ; et ce qui en faisait un choix encore plus difficile c’est que plus on se conformait à ses exigences plus ses vices se donnaient à voir : colonialisme, guerres interminables – notamment les guerres mondiales–, Staline et Hitler, et enfin ce genre de rationalisme qui n’a cessé depuis de révéler ses infirmités.
Je n’oublierai jamais le spectacle qu’il m’a été donné de voir un jour ! A Paris, un homme d’une quarantaine d’années portant une baguette de pain sous le bras, sort précipitamment de la boulangerie. Il s’engouffre, moi derrière, dans la bouche du métro en direction de la Porte d’Orléans. Nous montons dans la même voiture. Il tient la baguette par son milieu. Arrivé à Odéon, elle s’était cassée en deux. Descendu à la Porte d’Orléans, il pénètre dans l’un des immeubles alentour. C’était l’été, environ 18 heures, le métro était bondé et la chaleur caniculaire.
Je me suis dit que l’homme, maintenant rentré chez lui, devait s’apprêter à dîner avec les siens. Après avoir découpé la baguette, il passerait à table et y poserait la corbeille à pain. Puis il donnerait une tape légère à son fils quand, à la demande de sa sœur, celui-ci lui aurait donné, mais à la main, le morceau réclamé, plutôt que de lui présenter la corbeille pour qu’elle se serve elle-même. Car il ne faut, sous aucun prétexte, toucher le morceau qu’un autre devait manger. Même si ce pain avait fait la traversée de Paris en métro, un jour de grande humidité et de grande chaleur et qu’il s’était brisé en chemin.
Je ne rapporte pas cette anecdote pour soutenir un paradoxe. Je ne suis pas de ceux qui arrivent à des conclusions à partir de paradoxes. Je la rapporte parce que c’est un problème qui me préoccupe profondément.
Je suis fasciné par la confiance qu’on concède à la raison quand je contemple les rues piétonnes des villes occidentales que j’ai visitées. Je vois qu’elle y a étudié toutes les possibilités d’écoulement de l’eau. La chaussée en déclive s’abaisse en douces pentes transversales vers le centre où l’eau peut couler dans le caniveau qui, très intelligemment, tourne à gauche ou à droite de manière à tenir compte de la poussée de l’eau. Ainsi, les méandres du caniveau rusent-t-ils avec l’eau pour en tempérer la puissance.
Je ne puis m’empêcher en voyant cela d’y voir la confiance de l’homme en la puissance de la raison à dominer la nature et la vie dans toutes ses manifestations. Entraîné par mes pensées j’allais loin, beaucoup plus loin que ça… pour finir par croire que la raison est un outil dont se sert l’homme pour se leurrer lui-même, pour pouvoir survivre. Et quand je parle de l’homme j’entends tout homme, car je ne vois pas, en la matière, de différence entre Occident et Orient.
Dans le droit fil de ces pensées j’en arrivais à croire que les religions elles-mêmes étaient probablement une ruse de la raison pour donner à l’homme l’illusion de l’emporter sur la mort et, la gorge serrée, je me disais : nous sommes dans le noir et la raison est une illusion inévitable. Et nous ne possédons rien pour nous sauver de notre misère !
J’étais marxiste quand, en 1975, la guerre a commencé au Liban. J’étais alors convaincu que le marxisme était la « science » qui nous permettrait de comprendre le monde et de le transformer. Mais très vite, dès le début de la guerre, j’ai senti que cette « science » ne nous était d’aucune aide pour comprendre ce qui se passait chez nous, que ses concepts étaient inefficaces et inopérants… Rien que des mots, sans rapport aucun avec ce qui se passait, des formules dont on se délectait et qui parlaient à travers nous qui n’en étions que les montures dont ils se servaient pour nous conduire là ou ils le voulaient. J’ai alors compris que tout raisonnement « rationnel » qui cherche à déduire une idée d’une autre n’est que cette parole, sans rapport avec ce qui se passe. Depuis, j’ai pris en horreur les analyses politiques. Je n’étais pas seul dans ce cas ; beaucoup d’autres qui, comme moi, croyaient posséder la science pour comprendre le monde se sont mis à railler ceux qui croyaient toujours aux vertus de l’analyse rationnelle. Nous étions nombreux à lire les journaux et à prendre les informations pour savoir tout simplement quelles étaient les routes sûres et quelles étaient celles qui ne l’étaient pas. C’est pendant ces instants critiques que nos concepts nous ont lâchés pour se fracasser contre cette situation apocalyptique ; c’est alors que j’ai compris qu’il était impossible, à moi comme à n’importe qui d’autre, quelque fût sa « science », de comprendre ce qui se passait, et qu’il ne me restait rien d’autre à faire que de témoigner de ce que j’ai vu, vécu, ou ressenti. Dès lors j’ai pris conscience que la seule issue était la littérature parce qu’elle seule est capable de dire ce qui s’est passé, qu’elle seule peut dire cette folie que l’on ne pouvait appréhender par les concepts et que ne gouvernait nulle logique ou règle. Ce qui, surtout, m’a poussé à dire ce qui se passait c’était l’impatience de mon besoin à donner à voir cette nuit oblitérée par le soleil. J’écrivais alors :
الليل الحقيقة والنهار بيان
« Que cache la nuit que ne révèle le jour ! »
Et puis aussi :
سألت أمي لماذا ولدت أجابتني: أأبقيك في بطني!
Mère pourquoi suis-je né ?
Alors te laisser dans mon ventre ?
Et puis aussi :
والفجر أوّل الصبر
« Aube première patience. »
Ce qui me poussait à dire cette réalité sourdait du besoin de la révéler, de la crier et de demander l’aide d’une humanité innocemment ignorante de ce qui se passait… Et quand a paru mon livre Passage au crépuscule[[Paru aux Editions Actes Sud, Paris, 1992.]] dans sa traduction française, j’ai été fort étonné, en mon for intérieur, d’entendre dire qu’il était « beau » ; je m’attendais, en l’écrivant, que ses futurs lecteurs se lèvent et se précipitent pour nous venir en aide ! Fort naïvement j’ai été jusqu’à penser qu’à sa lecture les gens descendraient dans la rue pour réclamer la cessation immédiate de la guerre.
Mais nul des lecteurs de ce livre pas plus que tout autre de mes ouvrages n’est jamais descendu dans la rue, et la guerre s’est perpétuée jusqu’à ce qu’elle vienne à bout de la totalité de ses énergies. Mais le fait qu’elle se soit s’éternisée de la façon dont elle s’est éternisée m’a fait comprendre que La guerre, toute guerre, était probablement quelque chose d’inévitable, que c’était, tout simplement, une ruse.
La guerre, toute guerre, ne serait donc qu’une ruse inventée par l’intelligence humaine pour que l’homme, s’abusant lui-même, se donne à penser ou à croire que la mort, ayant une cause, se justifie. Cette ruse, si on y regarde pourtant de près, est toute simple : la guerre est faite pour tuer, et c’est, de ce fait, un dispositif de mort. Mettre fin à la guerre, mettrait fin à la machine à tuer, qui mettrait fin au dispositif de la mort. En réussissant à mettre fin à la guerre on réussit, du coup, à battre la cause de la mort, et, partant, la mort elle-même.
Il n’est pas du tout facile à l’homme d’accepter la mort comme scellant son destin ; aussi lui est-il nécessaire, pour se l’expliquer, de s’inventer des raisons probantes comme la maladie, la vieillesse, le désespoir… ou la guerre !
Notre raison nous enseigne que toute chose a une cause, dès lors si la mort a une cause il nous est possible de la traiter, et du coup, de battre la mort.
Là où il y a cause, il y a paroles, donc échange et possibilités ouvertes…
Je me surprend à penser que si un jour je parvenais à la certitude que je devais mourir prochainement, j’entreprendrai une opération-suicide. Quant à savoir contre qui, je le déterminerai au moment même.
Pourquoi je veux si fortement que ma mort soit aussi spectaculairement utile ? Pourquoi ne le voudrais-je pas de ma vie ? L’héroïsme n’est-il pas, après tout, le courage de se donner la mort ?
J’attribue à ce désir d’octroyer une cause à la mort, et donc à ce désir de « défaire la mort », le succès populaire du roman policier, car la mort y a toujours une cause.
C’est peut-être pour cela d’ailleurs qu’un croyant tue.
Cherchant à se sauver, il tue en l’autre qui est différent, quand il le tue, le diable qui est à l’origine du doute. Le diable ne représente-t-il pas cet entrebâillement à travers lequel le croyant perçoit une vérité qui n’est pas la sienne ? Le croyant tue pour que sa foi ne soit pas prise en défaut, sinon à mourir à soi-même. Etre pris en défaut fait de lui un simple mortel, « en défaut d’éternité », précisément. En tuant, le croyant n’agresse pas, mais sauve son âme de toute prise à l’erreur. L’erreur s’incarne dans l’autre, obstinément diffèrent. Ainsi y voit-il une obstination qu’il ne peut tolérer.
Je n’invente rien en disant et en répétant qu’il n’est pas du tout facile à l’homme d’accepter la mort comme scellant son destin. Il lui est impossible de s’accepter comme mortel.
Je suis resté stupéfait la première fois que j’ai vu un moteur de voiture. J’avais alors quelque 10 ans. Je m’y suis précipité pendant que le chauffeur en relevait le capot. Sans prêter la moindre attention à ses avertissements qui me traitait de fou, je tendais les mains pour me saisir du moteur, comme pour le manger ; je me les suis brûlées.
Depuis, je ne cesse de penser à ce qui m’est alors arrivé. Dans un premier temps je reliais cette réaction à ce que j’apprenais à l’école sur le progrès et la science et à ce que j’entendais dire sur les découvertes et les inventions. C’étaient des histoires qui m’avaient tant frappé et tant époustouflé… comme la première fois que j’ai entendu l’instituteur nous dire que la terre est ronde, qu’elle tourne autour d’elle-même et du soleil… cela m’avait tellement coupé le souffle que j’en ai perdu connaissance.
Bien plus tard, après surtout que le grand désenchantement de la guerre du Liban se fut saisi de moi, pendant qu’elle se fourvoyait, quinze ans tout plein, dans ses absurdités sans fin, j’ai compris le lien qui reliait un moteur à la mort. Je dis bien « à la mort » ! Une fois, j’ai interrogé un de mes professeurs de faculté : « Savez-vous quel est le rapport qui relie un moteur à la mort ? » Il sourit, et j’étais persuadé qu’il sourirait ! Et comme il ne disait rien, j’ai repris : l’oubli ! Car s’il vous arrivait de contempler le moteur d’une voiture, vous vous rendriez compte que c’est un labyrinthe qui divertit de la mort ! Car qui s’installe dans toutes ses vis, tous ses fils, tous ses tuyaux ou ses outils, oublie !
Je lui en ai reparlé lorsque, quelques semaines avant sa mort, j’ai été lui rendre visite. Il l’avait oublié, mais m’a affirmé sans coup férir que Nous – il entendait les Arabes – n’avions jamais réussi à fabriquer un moteur ! Mon anecdote l’avait conduit à digresser vers ce qui fut le grand souci de sa vie : comment réussir à moderniser notre société. Les Japonais, qui s’étaient heurtés au même problème, ont réussi alors que nous avions échoué
Je ne pense pas que mon professeur – qui se savait atteint d’un mal incurable – a voulu m’administrer une leçon de courtoisie en me parlant de la modernité pendant que je l’entretenais de la mort. Je suis même certain qu’il avait complètement oublié mon anecdote qui associait moteur à mort, pour ne se souvenir que de la modernité qui avait été le souci de sa vie, tout comme c’est le souci de tous les intellectuels, dirigeants et autres hommes politiques arabes… d’autant que, pour nous, moteur qui pouvait faire référence, dans certains discours, à industrie, que nous appelons aujourd’hui “technologie”, est au fondement de la modernité. Je ne crois pas me tromper de beaucoup en affirmant que la modernisation était, pour mon professeur, aussi importante que la mort, voire plus importante si l’on considère que la mort est fatale lorsque moderniser n’est qu’aléatoire.
Je ne pense pas que mon appréciation de la “technologie” me vienne de mon professeur. Elle me fascine depuis que je me suis éveillé au monde. Elle a pris une importance si grande, qu’elle fini avec le temps par me prévenir contre la poésie – que j’honorais, la lisant et l’écrivant. Je me surprenais moi-même en pensant qu’elle devait prendre la place de la poésie. On peut l’expliquer par le peu d’égards qu’on accordait alors à la “technologie”, contre tous les égards qu’on accordait à la poésie ou aux Lettres. Quand, jeune, je commençais à faire mienne la « pensée marxiste scientifique », j’arrêtais de la lire et de l’écrire… sous couvert de « diffuser la conscience révolutionnaire », c’est-à-dire scientifique. La poésie me paraissait desservir le développement de la pensée scientifique. Elle était aux antipodes de l’action efficace.
Aujourd’hui que je n’ai plus la même vision des choses, je demeure cependant tiraillé entre poésie et “technologie” sans que je puisse saisir le sens de cette opposition ou l’expliquer. Je ne puis nier l’effet prodigieux que provoque en moi la vue d’une belle machine. J’en suis comme subjugué. Notamment devant un ordinateur. Mon cœur bat la chamade et mon imagination me transporte au-delà de tout.
Il m’arrive de me consoler de cette contradiction que j’établis en me disant que les objets de la “technologie” sont les poèmes de la modernité.
Le fait d’apprécier si hautement la “technologie” provient sans aucun doute de ce que je considère que nous autres Arabes nous nous débattons dans la défaite. Comme si nous avions à aller de l’avant, dans les pas du Progrès, pour industrialiser nos pays et être capables de préserver notre dignité, voire d’assurer notre survie elle-même. Si la “technologie” signifie quelque part une victoire contre la mort, elle est, au premier chef, victoire contre l’ennemi, ou, à tout le moins, elle offre protection contre sa nuisance.
Cette planète est en train de s’uniformiser sous les effets de la “technologie”, aux détriments de pans de peuples entiers.
Quand un ballon heurte la barre transversale, lors d’un tournoi international de football, retransmis par satellites aux médias du monde, je saute en l’air spontanément comme le font des centaines de millions d’autres personnes au même instant. J’en suis tout à la fois étonné et j’aime ça. Je veux dire par là que j’aime que le même réflexe de millions de personnes éparpillés de par le monde soit unifié par le même code.
Mais, ce sont les équipes européennes qui toujours ou presque l’emportent. Et cette victoire toujours reconduite est chargée de significations graves. Je ne suis pas animé en y faisant allusion par un quelconque sentiment national. Je ne suis pas, pour prendre un exemple, contre le fait que l’Anglais devienne la langue de communication et de compréhension des peuples de la Terre, même si, la décision me revenant, j’aurais choisi en premier l’Arabe, puis le Français en second… L’Arabe puisque c’est ma langue, le Français parce que je le connais.
Mais quand j’y fais allusion, je fais allusion à la gravité des significations qui s’y rattachent : la planète sur laquelle nous vivons se rapetisse à toute allure, les distances se rétrécissent rapidement… et les problèmes se compliquent et s’aggravent en conséquence, ce qui n’est pas sans faire craquer ses points faibles, comme le Liban ou d’autres pays qui ont été broyés. Si je ne mentionne que le Liban c’est simplement parce que je le connais et que je le sens mieux que je ne connais et ne sens les autres pays, et parce qu’il a été vraiment ruiné par le jeu des nations.
Le fait que je sois d’une famille arabe chrétienne me permet peut-être de voir des choses que ne peut voir celui qui est définitivement rassuré sur son identité et par elle.
Je reconnais éprouver de la fierté de ce que l’Arabe est ma langue maternelle. C’est la langue de quelque 250 millions d’Arabes ; la langue du Coran qu’un milliard de Musulmans non-arabes de par le monde rêvent de connaître ; langue dont les caractères apparaissent pour toute cette humanité comme les clefs du paradis et du bonheur éternel. Et moi l’Arabe chrétien, je porte cette langue dans mon cœur et suis en son cœur ; j’en suis le produit et y suis un agissant.
La présence des Chrétiens arabes en cette langue ne date pas d’aujourd’hui. Elle remonte, avant même que n’ait émergé l’Islam, aux débuts de l’histoire des Arabes. Depuis, les Chrétiens n’ont cessé d’y être présents. J’aime qu’il en soit ainsi et j’en suis fier, car j’estime, sans aucun doute possible, que c’est là un signe de la grandeur de la civilisation arabe islamique. C’est pour cela que j’aime et apprécie le fait que l’on dise que le Liban est un pays arabe où coexistent, en tant que citoyens, les Chrétiens arabes et les Musulmans arabes dont il se compose. Le Liban est davantage qu’une nation, c’est une mission. J’aime ce propos qui me réconforte. Plus même, j’ajouterai que c’est un pays qui peut être d’avenir.
Mais le rêve est une chose et la réalité une autre, car le Liban est un pays qui, en raison de sa composition, offre prise aux intérêts géopolitiques de la planète qui se heurtent sur sa terre à travers ses composantes elles-mêmes, l’exploitant éhontément, de manière obscène, irrémissible et impitoyable.
Ce qui me dérange le plus c’est que les Chrétiens arabes soient réduits à un statut de minorité, plutôt que d’y être comme une sorte de nuance.
Je ne veux pas être une minorité, mais une nuance, un ton de différence qui complèterait cette fresque grandiose qu’est la civilisation arabe islamique. Non pas que j’aie quelque chose contre les minorités ; bien au contraire, toute ma sympathie leur est acquise. Très souvent, il est arrivé à des minorités, en raison de la distance qu’elles prennent vis-à-vis des valeurs évidentes qui commandent à la majorité, de constituer un facteur décisif de progrès. Je préfère, quant à moi, être une nuance plutôt que de constituer une minorité.
Je ne mentionne point le Liban en raison d’un quelconque sentiment patriotique, le patriotisme étant une responsabilité dont je ne saurai dire que je suis toujours capable d’assumer. J’ose l’affirmer : je me sens plus proche de valeurs comme la justice ou la liberté que du patriotisme, ou pour le dire autrement, je n’accepte me représenter le patriotisme qu’à la condition express qu’il s’inscrive dans ces valeurs-là. Ce n’est pas toujours le cas. La patrie n’a pas toujours raison ! Je dirai – même si mon propos prend un tour provocateur – que la patrie a rarement raison.
Je ne cite donc pas le Liban par pur sentiment national, mais parce qu’il est comme un condensé des problèmes du monde d’aujourd’hui. Il en est un auquel j’aimerai accorder une attention particulière, celui de la tolérance religieuse ou confessionnelle, qui me préoccupe fortement.
Je l’examinerai sous l’aspect d’une question que je ne cesse de me poser : pourquoi généralement parle-t-on de tolérance plutôt que de droit ?
J’y établis, quant à moi, une opposition.
J’en appelle au fait que mon droit à la différence ne soit pas sujet à controverse, surtout lorsque cette différence est un résultat naturel plutôt que le résultat d’un choix délibéré. C’est par la reconnaissance de ce droit, qui la conforterait, que prendrait place la tolérance. Je pense qu’il faut approfondir la culture de la tolérance et la diffuser. Mais je ne cacherai pas la peur que m’inspire la tolérance quand elle est seule à agir, c’est-à-dire quand elle ne prend pas fond sur un socle solide. Un fil ténu qui souvent est illusoire, sépare la tolérance de l’oppression ; et un pas, souvent franchi, sépare la tolérance de la vengeance.
Je mentionne enfin le Liban parce qu’il est de ces pays où l’on sent que les causes justes exercent une terreur qui refoule toute question. (Je ne pense pas qu’il existe de pays qui ne connaisse pas ce phénomène, bien que ce soit à des degrés divers). Je voudrai m’y arrêter un peu. Je pense qu’il est nécessaire de travailler à se libérer du terrorisme qu’exercent les justes causes. Oui ! les justes causes méritent bien qu’on lutte et que l’on se sacrifient pour elles, cela va sans dire. Mais en même temps, il nous faut nous rappeler que ces causes, quelle qu’en soit la nature : écologique, de libération, pour la justice sociale… ne laisse pas de possibilité à la « conscience critique » ! Il faut arriver au point où le cri du sang de ceux qui sont tombés sur le champ d’honneur, les « martyrs » donc, ne l’emporte pas sur la voix des vivants ou de ceux qui sont restés en vie. Mon propos est dur, je le reconnais ; et si les camarades avec lesquels j’ai naguère milité, qui sont tombés au combat pendant que j’y survivais par pur effet du hasard, m’entendaient, ils se récrieraient de colère et d’indignation. Je les vois furieux contre moi, s’ils m’entendaient. Mais en même temps je me console en me disant que s’il leur était donné de ressusciter et de voir à quoi les choses ont fini par aboutir, ils tiendraient les mêmes propos que ceux que je tiens, à savoir, qu’il nous faut inventer d’autres voies que celles du sang pour réaliser ce que nous estimons être notre droit.
Je le dis sachant trop bien que l’injustice qui s’exerce toujours à l’encontre de peuples entiers est intolérable ! Que la politique des deux poids et deux mesures tend à s’ériger en règle ! Je ne souffre pas l’oppression et suis prêt à sacrifier ma vie pour y mettre fin. Il n’empêche et je le répète : il nous faut nous libérer du terrorisme des justes causes, et convaincre ceux qui ont péri au combat, les martyrs, de la nécessité du dialogue… voire de la négociation. Oui ! Il nous faut les en convaincre et espérer y réussir !
L’expérience du Liban m’a également appris qu’il n’est pas de victime qui ne se transforme en bourreau. Il nous faut empêcher que la victime ne se transforme en bourreau, comme c’est souvent, pour ne pas dire toujours le cas dans le monde actuel.
Je sais que c’est impossible. Le fait que ce soit impossible ne signifie pas que je le soutiens par goût du paradoxe. Mais notre planète se rétrécit et se rapetisse tant qu’elle ne peut plus s’offrir que les solutions impossibles.
C’est pour cela qu’il nous revient de libérer la victime d’elle-même.
Encore une fois, je sais que mes propos sont très durs, que très peu peuvent les entendre, que moi-même je me surprends à penser que ce sont là propos intenables, et j’ai peur, en y pensant, d’être dans le noir le plus total.
Au temps où j’étais encore enfant, est passé par le village un groupe d’homme noirs, grands, habillés de blanc, qui se dirigeait vers le café proche. Nul d’entre nous n’avait vu de noirs. Nous les avons suivis les bombardant de pierres. Ils se sont éparpillés dans les rues du village et nous les avons pourchassés l’un après l’autre. N’était-ce l’intervention des adultes, je ne sais pas jusqu’où on serait aller trop loin.
Pour finir, après cet aperçu de quelques-uns des problèmes qui me tracasse et m’inquiète, il me faut bien reconnaître que mes propos ont pu vous paraître pleins de contradictions. Ceci n’est pas pour me surprendre, car je me sais pétri de contradictions.
Je suis bourré de contradiction parce que j’essaie de voir avec les yeux des autres et les miens, et d’entendre avec mes oreilles et celles des autres, j’essaie de me mettre dans la peau de mon ennemi et de voir à travers ses yeux… Et quand j’essaie de me mettre dans la peau de la femme qui quitte son mari parce qu’il lui est devenu insupportable, j’essaie dans le même moment de me mettre dans celle du mari choqué que sa femme le quitte, ou dans la peau de l’enfant qui ne reconnaît pas les mérites de son père, etc.
En d’autres termes j’ai l’impression que je cherche à parvenir à la sagesse… mais la sagesse offre peut-être cet inconvénient que la vie y perd toute saveur… Je souffre parfois d’admettre que tout ennemi peut avoir raison, que la femme tout comme le mari… j’en souffre car il n’est pas aisé à l’homme de ne pas avoir d’ennemi qu’il détesterait, dont il chercherait à se débarrasser, ou à tout le moins à railler cruellement, sinon à perdre toute la saveur de la vie.
J’ai écrit une fois :
عادوا لتطيب مآكلكم!
« Faites-vous des ennemis pour goûter à la vie ! ».
Rachid El Daif
Site des Nations unies : http://www.un.org/french/dialogue/