Interview de Rachid El-Daïf dans le magazine de littérature étrangère Transfuge N°12 de septembre-octobre 2006
Avec leur aimable autorisation.
Né en 1945, le romancier libanais Rashid El-Daïf est l’un des écrivains arabes les plus originaux. La lecture de ses livres, qui traitent avec humour de la rencontre malheureuse, ratée, de la tradition et de la modernité dans le monde arabe, est une expérience jubilatoire. À chaque fois on entre, fasciné, dans la tête du narrateur qui s’exprime à la première personne, et on le suit dans les méandres vertigineux de sa pensée. Ce narrateur est toujours un homme qui ne sait plus à quel saint se vouer. Le nouveau roman d’El-Daïf, Fais voir tes jambes, Leïla, va dans la même direction.
Encore une fois, voici un héros narrateur, dépassé par les événements qui se produisent autour de lui. Pourquoi?
Vous avez raison, mes personnages se trouvent souvent dans des situations qui les dépassent. Cela me vient sans doute de mon expérience de la guerre au Liban. J’y avais participé, en tant que communiste, afin de construire une société juste, et d’aider la résistance palestinienne. Je me suis rendu compte très vite qu’au lieu de construire, j’étais en train de détruire, et que je n’étais qu’un «agent des événements ». Mes camarades et moi n’étions que des agents de l`Histoire, qui n’est pas que la résultante des volontés individuelles. Je pense que je suis encore marqué par cette expérience très douloureuse, et je le resterai. Cela dit, quand j’écris aujourd’hui un roman, ce n’est pas pour exprimer cette idée, et encore moins pour l’illustrer.
Leïla et Z. sont des personnages très forts. La femme est-elle toujours en avance par rapport à l’homme?
En effet, je le pense chaque jour un peu plus. Je suis convaincu qu’il existe un conflit réel entre l’homme et la femme partout dans le monde, et spécialement dans le monde arabe. Je crois que les femmes sont conscientes de ce conflit, à l’inverse des hommes qui ne se sont pas encore rendu compte que les choses avaient changé. Je n’arrête pas de répéter dans mes livres que la confrontation entre l’Orient et l’Occident se passe au lit. C’est là qu’a lieu cette guerre entre la femme moderne et l’homme qui se croit dans une position de supériorité inébranlable. Chez nous, le lit est plus un champ de bataille qu’un nid de tendresse et d’amour. Cependant, l’objectif de mes romans n’est pas de prouver quoi que ce soit, ni de parler de la femme et de l’homme arabes, mais de présenter des personnages atypiques dans des situations particulières.
Tout tourne autour du sexe dans ce roman : à quoi cela correspond-il chez vous?
Les romans qui paraissent dans le monde arabe depuis quelque temps traitent presque tous de sujets « sérieux ». Le héros porte souvent sur son dos un lourd fardeau. Il est investi d’une responsabilité (historique, religieuse, patriotique) énorme. J’ai voulu pour mon roman des personnages légers, vrais, mais sans dose excessive de réalisme. Je me suis inspiré pour cela de la tradition qui existait dans la grande littérature arabe d’il y a plus de mille ans. Dans le grand livre Al-Aghani (un des chefs-d’œuvre de la littérature arabe classique, NDLR) par exemple, l’auteur, Asfahany, parle de personnages importants dans l’histoire de l’Islam avec une légèreté étonnante. Ils sont d’abord des êtres humains pour lui. Il évoque par exemple le pèlerinage à La Mecque comme si c’était une fête, un festival de joie. Beaucoup d’événements dans mon roman sont inspirés de ce livre et adaptés à nos jours. L’épisode du fils qui se met au soleil la tête découverte pour faire pression sur son père afin de l’empêcher de se marier, vient de l’histoire d’amour de Qays et Loubna, qui est aussi célèbre que l`histoire légendaire du fou de Leila. Dans la tradition arabe, le sexe était une activité humaine comme toutes les autres. Il n’était pas systématiquement associé au sentiment d’amour et à l’engagement. Il faut le dire et le redire, la civilisation arabe ancienne était beaucoup plus ouverte que ce que prétendent ceux qui veulent aujourd’hui nous obliger à revenir aux fondements et aux sources.
Et l’homosexualité qui apparaît à travers le personnage du père?
La liberté dans la littérature est fondamentale. Je n’hésite jamais à introduire dans mon roman n’importe quelle idée qui peut le servir, l’enrichir. Mon roman est le champ de ma liberté. Je viens d’écrire un livre sur la vie d’un écrivain allemand, que j’ai côtoyé à Berlin et ensuite à Beyrouth. Il m’a raconté sa vie privée d’homosexuel vivant depuis 20 ans avec un homme plus âgé que lui de 38 ans. Et avec son accord, j’en ai fait un livre qui a eu beaucoup de succès au Liban.
Après la télévision dans Qu’elle aille au diable, Meryl Streep, un autre objet de la modernité, la voiture, est au centre de votre nouveau roman. Quel sens lui donnez-vous ?
Un flot de mots étrangers se déversent en permanence dans la langue arabe, pour désigner ces objets de notre vie quotidienne. Certains fondamentalistes crient au scandale, mais je ne vois pas comment on pourrait ignorer et bannir de notre langage, de notre écriture ces mots. Ces objets modernes font partie de mon monde romanesque, ils portent en eux les contradictions du monde arabe.
La rencontre improbable, chaotique, kafkaïenne, de la modernité et de la tradition est d`ailleurs un thème majeur chez vous.
Cette rencontre improbable, comme vous dites, est un problème qui me préoccupe énormément. La confrontation entre la modernité et la tradition provoque beaucoup de souffrance, fait des victimes. Les tensions entre l’homme et la femme, chez nous, relèvent certainement de ce phénomène.
Y a-t-il une part autobiographique dans ce que vous écrivez?
Dans certains de mes romans, il y a beaucoup d’éléments autobiographiques. Cher Monsieur Kawabata est presque entièrement autobiographique. Mes héros disent “je”: j’aime cela ! J’aime la liberté que cela me donne. J’aime écrire en m’imaginant à la place du personnage dont je parle, me mettre dans les mêmes situations que lui. J’aime m’écrire tel que je me vois, écrire la personne que j’ai peur d’être. Je crois que ce besoin d’écrire à la première personne me vient de la prédominance des grandes causes dans beaucoup d’œuvres admises généralement comme importantes. On a eu au Liban toute une période où il y avait une «inflation» de martyrs. C’est malheureux à constater : la littérature arabe du vingtième siècle a souvent glorifié le sacrifice de soi . Elle a pour cela célébré le courage devant la mort et a usé à l’infini de cette rhétorique qui établit une équivalence entre le sol de la patrie et la femme bien aimée, ou bien la mère. Le sang du sacrifié qui nourrit la terre. Le désir de stopper ce flot de sang était sans doute à la base de ce besoin de narrer à la première personne. Au Moyen-Orient, malheureusement, la mort est aujourd’hui la solution la plus facile à tout problème.
Pourquoi écrivez-vous en langue arabe?
Je ne me pose jamais la question, car l’arabe est ma langue maternelle. Je respire en arabe. J’ai appris le français à l’âge de 26 ans, quand je suis allé en France préparer mon doctorat en littérature arabe. Ma connaissance du français ne me permet pas du tout d’écrire dans cette langue. Il est vrai que quand on écrit en arabe, on est quelque part frustré du nombre très réduit de lecteurs. C’est mon destin d’écrivain. Et je l’accepte.